Un conflit d'héritage à Mussy-sous-Dun en 1749
 

Préambule sur la justice sous la monarchie : l'autorité du roi n'était pas suffisamment forte et centralisée pour permettre une unification de l'organisation judiciaire. Malgré la mise en place progressive de la justice royale une multitude de juridictions demeuraient, s'appuyant localement sur le droit coutumier. La justice royale était donc déléguée mais organisée de façon hiérarchisée : au sommet les « cours souveraines » (les parlements, dont celui de Dijon), constituées de conseillers de la Cour royale qui cumulaient les fonctions de justice, de réglementation et d'administration.
La haute justice traitait principalement des faits graves comme les crimes de sang. La moyenne et la basse justices, réglaient des conflits quotidiens. Les verdicts locaux étaient systématiquement frappés d'appel auprès des parlements, qui cassaient souvent les comdamnations.
L'enchevêtrement des juridictions et les nombreuses possibilités de recours rendaient la Justice lente et incertaine. Les procès étaient souvent interminables (jugés jusqu'à 5 ou 6 fois) et pouvaient durer une vie entière, voire se transmettre de génération en génération.
Il n'existait pas de justice de droit public : l'idée qu'un sujet puisse se plaindre du fait de l'autorité était incompatible avec une royauté de droit divin.
A partir du XVIème siècle, la justice fut exercée par des officiers choisis par le seigneur local, mais soumis à la surveillance royale ; ces officiers cumulaient parfois des fonctions dans plusieurs juridictions (paroisses) et appartenaient souvent à la petite aristocratie.
Les sergents servaient d’appariteurs ou d’huissiers (assignations, saisies, significations des jugements et condamnations, poursuites et incarcérations, etc).

Voici présentée une rescision concernant un conflit d'héritage entre un frère et une soeur (famille Ducharne) qui a éclaté au moment où celle-ci s'est mariée avec François Bajard. Ce document de 1749 sur parchemin est d'une qualité de conservation exceptionnelle et est facilement lisible. Il permet de découvrir les modalités de règlement des conflits familiaux au coeur du XVIIIème siècle. Nous avons ajouté les textes juridiques de l'époque concernant ce genre d'affaires.

 


Extrait du texte original d'une rescision (1) concernant la jeune Jeanne Ducharne daté du 3 décembre 1749 - Décision de justice de la chancellerie de Paris. (Archives famille Ledoit)
Fin du texte de rescision avec le sceau de la chancellerie et signature du conseil
Sceau apposé sur le document
Transcription du texte de rescision (1) (le texte a été transcrit à l'identique avec l'orthographe et la ponctuation précises du document) :

Rescision (1) mineur

Louis par la grace de Dieu, Roy de France et de Navarre, au premier notre huissier ou sergent sur ce requis. De la partie de François Bajard, la Jeanne Ducharne sa femme, gens de labeur ; demeurant en la parroisse de Mussy sous dun le Roy. Nous a eté exposé qu'après le sieur de claude Ducharne et Catherine vivier père et mère de laditte Jeanne Ducharne elle resta en bas age, Antoine Ducharne son frère ainé qui administrait leurs biens ; et qui ne connaissoit la consistance, proffitant de la minorité de l'exposante, de l'empire que la longue administration lui avait acquise sous elle, et de son peu de connaissance des forces de la succession des père et mère communs ; l'obligea pour son contrat de mariag avec ledit François Bajard exposant du 30 juin 1748, reçu par Delacroix notaire a renoncé à tous droits ; portion d'acquéreur, et autres droits successifs qu'elle aurait pu exposer dans les biens et hoiries (2) de lesdits deffunts père et mère, le sire put faire une cession moyennant une modique somme de trois cent livres ; et quelques effets, desquelles trois cent livres, vingt livres payables avec les effets le douze novembre jour suivant quarante livres dudit jour en un an, et ainsi continuer d'année en année jusques enfin de payement. Sans interest, vu pareille renonciation conttenant cession extorquée aux exposants tous deux en minorité ne saurait subsister. En effet, ledit Ducharne ayant seul géré les personnes et biens de l'exposante, il devait luy en rendre un compte régulier en Justice; Et ce ne peut etre que par le vol, la fraude et la surprise les plus caractérisés qu'il a luy seul fait à son proffit. Par les exposants mineurs lesdites renonciations et cessions desquelles un autre fils souffrent une lezion considerable. 1° par rapport à ses droits paternels; le legs qui luy avait été fait d'une somme de cent livres ne la remplit pas de beaucoup près de la portion héréditaire, puisque la succession de son révérend père était à son décès de valleur de plus de quatre mille livres et que n'ayant laissé que six enfants il luy en revenoit un douzième pour la légitime de droit qu'elle a la liberté de prendre du corps héréditaire, ou d'Exiger un supplément.
2° En supposant que l'Exposante se contente pour la part de la succession de sa mère des deux cent livres qu'elle luy a légué, ledit Ducharne son frère qui a confondu l'un avec l'autre les portions héréditaires de l'Exposante ès succession de ses père et mère n'a pu stipuler à son proffit, et sans faire tort à l'exposante, desi longs termes, et sans interests, tandis qu'il est constant qu'elles étoient exigibles lors de son mariage et que les interests en etoient dubs de plein Droit depuis le decès des pere et mere, et doivent courir jusques a l'actuel payement ; 3° cette renonciation est generalle et embrasse les parts et portions de l'exposante dans les successions d'un frere et d'une soeur decedés ab intestat (3), sa portion augmentée, et Tous droits successifs desquels ledit Ducharne son frere ne luy a jamais rendu aucun compte, ny fait aucune raison pourquoy il en resulte une nouvelle lezion evidente au préjudice des exposants. Et desirant se pourvoir contre ces pretendues renonciations et cession ils nous ont très humblement fait supplier leur accorder nos lettres sur ce necessaires. A ces causes voulant subvenir nos sujets suivant l'Exigence des cas nous te mandons qu'en vertu de présentes et de par nous tu fasses commandement au juge de la justice d'azolette et dependances que les parties duement assignées et appellées pardevant luy, s'il luy apport de ce que dessus, Notamment que l'exposante ait testé en bas age après le décès de ses pere et mere, que ledit Ducharne son frere ainé ait géré ses biens et revenus, qu'il ne luy ait jamais rendu aucun compte en justice que les Exposants fussent mineurs au tems de la renonciation et cession porteur en leur contrat de mariage du trente juin mil sept cent quarante huit, qu'il y ait vol, fraude et surprise du fait dudit Ducharne, que l'exposante en souffre une lezion evidente et considerable tam par cequ'elle n'a pas été remplie de sa legitime paternelle, de ses parts et portions en succession de ses frere et soeur decedes ab intestat, que parce que il a été stipulé de longs termes pour le payement des sommes dues à l'exposante pour ses portions hereditaires, et cependant sans interests, et autres choses tam que suffire doivent, et que les parties soient encore dans le tems de restitution.
En ce cas sans avoir egard auxdites renonciation, et cession , Et a tous autres actes approbatifs, qui ne peuvent etre regardés que comme une suite d'un acte frauduleux extorqué par un tuteur a son pupille, que nous voulons ne pouvoir nuire ny prejudicier aux Exposants, et tout autour que de besoin est ou serait les avons relevés par ces presentes, il ait aremettre les parties; en tel et semblable etat etoient auparavant. Car tel est notre plaisir / donné a Paris en notre Chancellerie du Palais le troisième jour de Decembre l'an de grace mil sept cent quarante neuf, et de notre regne le trente cinquième

Par le Conseil

Interprétation commentée du texte :

Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre (il s'agit de Louis XV), m'adressant à notre huissier en premier lieu et à notre sergent en second lieu, sur la base de cette demande, concernant la requête de François Bajard et Jeanne Ducharne sa femme, gens de labeur demeurant en la paroisse de Mussy-sous-Dun-le-Roy : nous ont exposé qu'après le décès de monsieur Claude Ducharne et de Catherine Vivier, père et mère de Jeanne Ducharne, cette dernière se trouva orpheline en bas âge. Elle ne connaissait pas l'importance de ses biens. Antoine Ducharne, son frère aîné, qui administrait ces biens, profitant de la minorité de la plaignante et de sa méconnaissance de l'administration des biens notamment ceux concernant l'héritage de ses parents (Antoine Ducharne a veillé à ce que sa soeur reste dans l'ignorance et l'a maintenue sous son emprise) l'obligea pour son contrat de mariage contracté le 30 juin 1748 avec François Bajard devant maître Delacroix, notaire, a renoncer à tous ses droits (acquisitions, successions qu'elle aurait pu faire valoir dans son héritage des defunts père et mère). Antoine Ducharne s'engagea à donner la modique somme de 300 livres à sa soeur à cette occasion et quelques affaires (vêtements et ustensiles divers). Sur ces 300 livres, il paya 20 livres le 12 novembre de l'année avec quelques affaires et 40 livres un an plus tard, devant payer chaque année jusqu'à atteindre la somme de 300 livres sans intérêts. Une telle décision de renonciation, extorquée par Antoine Ducharne auprès des deux jeunes époux (mineurs tous les deux), n'a aucune valeur jurique (frappée de nullité). En effet, Antoine Ducharne ayant géré seul les biens de la plaignante, il devait en rendre compte régulièrement à sa soeur. Et ce ne peut être que par le vol, la fraude et la surprise les plus caractérisés qu'il a bénéficié des biens de sa soeur. Les plaignants mineurs affirment avoir subi un préjudice considérable par ces renonciations et cessions :

1 - par rapport à ses droits paternels le leg de 100 livres qui lui a été fait était loin de représenter sa part d'héritage, puisque la succession de son père se montait à plus de 4000 livres et que ce dernier ayant eu six enfants, il lui en revenait légitimement un douzième et elle était même en droit d'exiger un supplément.

2 - En supposant que la plaignante se contente de la part de succession que sa mère lui a légué (200 livres), son frère a confondu les parts d'héritage des successions des père et mère. De ce fait, il a porté tort à la plaignante. De plus, il a remboursé sur une longue période et sans intérêts, alors que la somme de 200 livres était due lors du mariage de sa soeur, avec intérêts, depuis le décès des parents et courent jusqu'à paiement total.

3 - Cette renonciation a été totale et concerne aussi les parts d'un frère et d'une soeur décédés sans faire de testament : de fait, elle voit sa part d'héritage augmenter. Ces droits successifs, dont son frère ne l'a jamais informée, aggravent le préjudice des exposants.

Les plaignants ont désiré se pourvoir contre ces prétendues renonciations. Ils nous ont humblement supplié de leur accorder notre appui sur cette affaire.
Voulant apporter une réponse à la demande de nos Sujets et à la lumière des faits exposés, nous demandons au juge de la justice d'Azolette et dépendances de convoquer les parties et de les entendre, en considérant les faits :
- l'exposante devait hériter de ses père et mère, décédés alors qu'elle était en bas âge ;
- son frère aîné a géré ses biens et revenus sans jamais lui en rendre aucun compte en justice ;
- les exposants étaient mineurs au moment de la renonciation, mais ils étaient, au moment de leur mariage, le 30 juin 1748, en droit d'exiger cette part d'héritage.
Il y a donc eu vol, fraude et surprise de la part du frère et la plaignante en subit de fait un préjudice évident et considérable :
- elle n'a pas reçu la part d'héritage paternel ;
- elle n'a pas reçu les successions de ses frère et soeur décédés sans laisser de testament ;
- le frère avait décidé de payer une part de l'héritage dû sur une longue période et ce, sans intérêts. Toutes ces sommes sont encore exigibles à ce jour.

Sans égards à ces renonciations et cessions, et en considérant les actes frauduleux d'un tuteur envers sa pupille, nous apportons notre soutien aux plaignants et décidons que les éléments de la succession doivent redevenir en l'état de ce qu'ils auraient dû être, car tel est notre plaisir.

Décision rendue à Paris en notre Chancellerie du Palais le 3 décembre 1749, la trente cinquième année de notre règne.

Par le Conseil,

(1) " rescision " : annulation d'un contrat, d'une vente, etc. Il peut aussi y avoir lieu à rescision lorsqu'un des cohéritiers établit, à son préjudice, une lésion.
(2) " hoirie " : l'ensemble des biens dépendants d'une succession.
(3) " Ab Intestat " : se dit d'une succession où la personne décédée n'a pas manifesté sa volonté par testament ou donation.
 
Coutumes générales (extraits des articles 511 et 512) :
Ce texte codifiait les relations entre un tuteur et un mineur, concernant les intérêts de celui-ci, particulièrement en ce qui concerne l'administration de ses biens.

" (...) Le mineur deceu par le faict de son tuteur ou curateur, peut bien demander (...) d'estre restitué (...) c'est tousjours au nom du mineur, & pour la faute du tuteur ou curateur qui ne doit faire prejudice au mineur deceu. Si le contract faict par le tuteur est nul, pour le deffaut des solemnitez necessaires : encores qu'il ne puisse pas subsister, il faut tousjours se pourvoir par lettres de rescision, parce que voyes de nullité n'ont point de lieu. ET au cas que ce qu'il auroit faict, seroit revoqué, le tuteur ou curateur seroit tenu à desdommager la partie. Les tuteurs
& curateurs doivent bien prendre garde que leurs mineurs ne soient deceuz & trompez par leur faute & coulpe, parce qu'ils portent les evenemens de ce qu'ils ont faict mal à propos ou souffert par leur negligence (...). Si un tuteur vendoit de l'heritage du mineur sans juste subject, & sans decret, il porteroit l'evenement, & la perte avec raison ".